Gamification, motivation et horizons de temps

Disclaimer : je ne suis pas une experte des domaines que je vais aborder ici, je n’ai pas la prétention d’énoncer une vérité ni de dire ce qu’il faut faire ou pas. Mon intention est simplement le partage d’une réflexion personnelle et l’explication de comment cette réflexion a influencé mes pratiques aujourd’hui. J’espère ne pas dire trop de bêtises, par rapport à la théorie que des experts connaissent beaucoup mieux que moi, et par rapport à la pratique car tout cela étant très évolutif, peut-être que dans 6 mois je me relirai en n’étant plus d’accord avec moi-même 😉
Merci donc par avance pour votre indulgence.

Motivation vs comportements addictifs

Il y a quelques années, alors que je discutais de l’apport du jeu en entreprise avec un interlocuteur dont je ne me rappelle pas la fonction (à un Agile Tour), celui-ci m’avait dit quelque-chose comme ça :

Quand je pense à certains jeux basés sur le farming (*) par exemple, il y a des personnes qui passent leur soirée à effectuer des tâches répétitives, voir même se reconnectent en pleine nuit pour nourrir des plantes ou des animaux virtuels, tout ça pour gagner des récompenses virtuelles. J’aimerais tellement que les contributeurs de mon projet fassent preuve du même engagement ! C’est ça ce que j’attends de la gamifaction en entreprise.

Cette remarque m’avait horrifiée.
Ce que décrivait mon interlocuteur était pour moi un comportement addictif, pas le signe d’un véritable engagement.

Je ne suis pas une spécialiste du domaine, je ne suis pas psy, j’espère donc ne pas raconter trop de bêtises dans cet article… Mais il me semble qu’il y a dans le type de comportement décrit ci-dessus (et souvent recherché par les mécanismes de game design) il y a deux niveaux :

  • le plaisir issu de la satisfaction du besoin de collecte, de possession (ex Farm Ville), ou tout simplement du son, des couleurs vives, du plaisir d’aligner des trucs (Candy Crush), ce plaisir qui déclenche la petite dose de dopamine qui stimule notre cerveau
  • le comportement addictif qui peut en découler lorsque l’on devient accro à cette stimulation

Nous sommes donc dans l’instinctif, l’immédiat.

Alors que pour moi, un véritable engagement est lié aux valeurs, il est conscient et durable. C’est le produit d’une réelle motivation, liée au WHY de Simon Sinek.

Ce « why », c’est le « pourquoi » nous sommes là, pourquoi nous faisons ce que nous faisons de la manière dont nous le faisons. Pour qu’il génère une vraie motivation (intrinsèque), ce « pourquoi » doit être lié à mes valeurs. « faire plus d’argent, de profit, vendre plus » ce n’est pas un « pourquoi » valable pour susciter une motivation intrinsèque. La question est plutôt quelque-chose comme : « en quoi mes actions rendent le monde meilleur ? »

Voilà pour moi où se niche la vraie motivation (qui peut aussi se référer au Ikigai japonais pour une vision plus complète, réaliste et durable), pas dans le fait de collecter des récompenses virtuelles. Vu de l’extérieur le résultat peut se ressembler : deux personnes se donnent à fond dans la réalisation de leur tâche. Mais l’une d’elle est peut-être en train de satisfaire une addiction, alors que l’autre s’accomplit réellement dans quelque-chose qui la passionne.

PS : au sujet de la recherche du plaisir (et le risque d »addiction associé) vs. la recherche du bonheur, je vous conseille vivement de creuser du côté des travaux récents du professeur Robert Lustig dont cette vidéo donne un teaser en quelques minutes :

Plaisirs ≠ bonheur : la théorie scientifique sur le bonheur de Robert Lustig

Le jeu pour le jeu en entreprise… un certain malaise

J’avais déjà avant l’entretien que je cite plus haut un certain malaise face à la pratique du jeu en entreprise, en tout cas une certaine pratique du jeu et le discours sur la gamification. En bref, tout ce qui est du type badges, coupes, étoiles, bons points à collecter ou même barre de progression pour compléter un profil suscite chez moi une vraie méfiance.
Je comprends (et partage) dès lors la méfiance de certaines personnes face au jeu en entreprise. Pourtant je l’utilise, notamment en formation, mais toujours en partageant avec les participants l’intention. Par exemple, quand je propose en formation scrum une mise en pratique avec des legos, j’explique d’abord que c’est un raccourci, une manière de pratiquer l’ensemble des rôles, artefacts et cérémonies de la méthode sans avoir à développer un vrai produit ce qui serait beaucoup trop long pour le temps de la formation. Lorsque je propose un icebreaker, je précise par exemple que l’objectif de l’exercice est que chacun connaissent au moins les prénoms des autres personnes présentes (ou autre, en fonction du jeu choisi). En gros, j’essaye de connecter la pratique que je propose à un « pourquoi » qui permette l’engagement des participants (même si c’est un pourquoi assez modeste à cette échelle).
Je ne l’ai pas toujours fait… je peux donc comparer l’engagement des participants sans explication de l’intention et avec explication de l’intention. A l’usage, je préfère largement la deuxième option !
(Et c’est un peu annexe par rapport au sujet ici, mais le partage de l’intention favorise aussi la sécurité psychologique du groupe 😉 )

Certes, il y a des personnes qui adorent le jeu pour le jeu, et peut-être que si un collectif était constitué uniquement de ce profil de personnes, le jeu pourrait être une motivation en tant que tel. Mais je n’ai jamais rencontré ce cas de figure, les personnes qui constituent un collectif étant toutes différentes (et heureusement, car la diversité est ce qui fait leur force, ce qui va permettre l’intelligence collective et le fameux 1+1=3 pour peu qu’on lui donne un contexte et les outils nécessaires à son développement).

Pour moi il y a donc jeu et jeu. Celui qui est imposé, non connecté aux valeurs et qui peut générer rejet ou comportements addictifs aux deux extrêmes (ex : en formation, une personne peut refuser de participer, une autre se plonger dans le jeu au détriment de son apprentissage ou du respect du collectif). Et le jeu que l’on connecte à un « pourquoi » qui motive, qui engage, et qui va faciliter d’autant plus cet engagement car, les neuro-scientifiques nous le disent, il n’y a rien de mieux que le jeu pour susciter l’attention.

Et les horizons de temps dans tout ça ?

Reprenons l’exemple très connu « casser des pierres ou bâtir une cathédrale ».

Sur la route en direction de Chartres, Charles Peguy croise trois hommes en train de casser des cailloux à l’aide d’un maillet.
Lorsqu’il demande au premier ce qu’il fait, l’homme lui répond d’un ton amer : « Je casse des pierres. J’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai faim. Mais je n’ai trouvé que ce travail pénible et stupide. »
Un peu plus loin, il pose la même question au deuxième homme qui lui répond, serein : « Je suis casseur de pierres. C’est un travail dur, vous savez, mais il me permet de nourrir ma femme et mes enfants. Et puis allons bon, je suis au grand air, il y a sans doute des situations pires que la mienne. »
Enfin, il interroge le dernier homme qui, enthousiaste, lui explique : « Moi, je bâtis une cathédrale ! »

Source

Quand un projet est géré par le court terme, pour moi c’est comme si les décisions étaient prises à l’échelle des pierres. L’homme qui travaille va voir que l’on fait des économies par exemple en réduisant la qualité de la roche utilisée, même si on sait que c’est une roche plus tendre et moins durable dans le temps. Il va voir que l’on mesure sa productivité au nombre de cailloux cassés ou au nombre de pierres empilées. Bref, les décisions sont prises sur des critères court terme, les KPI mesurent le court terme.
Dans ces conditions, on pourra faire tous les séminaires que l’on veut pour lui expliquer qu’il est en train de construire une cathédrale… je doute que qu’il adhère à cette vision, car elle n’est pas alignée avec la réalité de son quotidien.

Au contraire, dans un projet géré par le long terme, les décisions sont prises en fonction de la vision. Nous voulons construite une cathédrale, nous voulons qu’elle perdure au fil des générations et des siècles, alors nous allons prendre des matériaux qui permettent cette vision. Nous partageons la vision de l’avancement global, pas individuel ou même à l’échelle d’un sous-ensemble de personnes. La seule échelle qui compte, c’est la cathédrale, la vision, celle que les personnes ont pu connecter à leur « pourquoi ». Toute décision, toute mesure est reliée à cette vision.

Bien sûr ce sont deux extrêmes et la réalité est toujours un peu entre les deux. Mais malheureusement, il suffit d’une décision court terme non alignée avec la vision long terme pour casser l’engagement. Pour moi c’est exactement comme pour la confiance. Je ne peux pas la décréter (pas plus que l’engagement), je ne peux qu’essayer de la gagner. Elle est précieuse et fragile, difficile a construire, tellement prompte à se briser.

J’en parle ici, car je trouve que les mécanismes de gamification s’intéressent surtout au très court terme. En gros, casser des pierres peut être considéré comme un jeu, présenté avec les mécanismes de game desin qui vont bien.
Certes.
Mais je pense que ça ne remplacera jamais une réelle vision long terme.

Jouer oui, mais à bon escient ?

Je ne m’oppose vraiment pas à l’utilisation du jeu en entreprise, il y a plein de contexte où c’est très utile. Mais comme n’importe quel outil, je pense que tout dépend de son utilisation.
Par exemple si j’utilise des jeux en formation, comme expliqué plus haut, je prends le temps d’expliquer pourquoi.
Au quotidien nous pouvons aussi bien sûr utiliser ces petits mécanismes qui nous amusent et nous poussent un peu en avant… mais avec modération. Jamais ils ne remplacerons une réelle motivation et cette motivation devrait être un pré-requis. Si je l’ai, alors je peux sans risque introduire des petits tips pour encourager au quotidien, de la petite récompense virtuelle au simple plaisir de déplacer un post-it dans la colonne « done ». Il n’y a pas de mal à ça.
Mais si je n’ai pas cette motivation à la base, si je cherche un « engagement » uniquement par la gamification, alors peut-être que je suis en train d’essayer de remplacer un travail sur l’engagement réel par la recherche de comportements addictifs… Peut-être que je suis en train d’essayer de gamifier le cassage de cailloux plutôt que d’engager sur la vision de la cathédrale ?

Et bien sûr, tout ceci n’empêche pas de proposer à une équipe de faire des jeux juste pour jouer, en dehors de toute préoccupation de production, si c’est ok avec leur management 🙂 Car je suis aussi persuadée qu’une équipe qui joue ensemble, qui rit ensemble, c’est une équipe plus soudée ! Mais là aussi je pense qu’il faut que l’intention soit claire qu’il est aussi indispensable de respecter les personnes qui n’en auraient pas envie. Qui sait, voyant leurs collègues passer un bon moment ensemble, peut être qu’elles changeront d’avis ? 😉

Pour conclure : je pense que le jeu peut être délicieux… tant qu’il reste la cerise sur le gâteau, où le gâteau représente la motivation connectée à un « pourquoi » et des valeurs 🙂

* Le farming est une pratique récurrente dans les jeux qui nécessitent que le personnage joué acquière un certain niveau pour progresser, ou un certain nombre d’objets ou de pièces. 

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