Qu’est-ce que l’intelligence collective ?
L’intelligence collective est souvent définie avec cette formule : 1+1>2. L’ensemble est supérieur à la somme des parties. Dans le Manifeste Agile, cette notion se traduit par exemple par ce principe : « Les meilleures architectures, spécifications et conceptions émergent d’équipes autoorganisées». Nous pourrions également le formuler ainsi : quand il s’agit de résoudre un problème complexe, nous sommes plus efficaces ensemble, plutôt qu’à y réfléchir chacun indépendamment.
Aucun de nous ne sait ce que nous savons tous, ensemble.
Euripide
Mais il ne suffit pas de rassembler des individus pour voir émerger de l’intelligence collective.
L’intelligence collective, pour se développer, nécessite des conditions particulières pour la protéger de son pire ennemi… la pensée de groupe.
Qu’est-ce que la pensée de groupe ?
Nous avons déjà toutes et tous des biais cognitifs individuels, ce à quoi s’ajoutent d’autres biais à partir du moment où nous sommes dans un collectif. Il s’agit de ce que l’on appelle la « pensée de groupe ».
Les symptômes de la pensée de groupe sont les suivants (source : Wikipédia)
- L’illusion de l’invulnérabilité : lorsque les groupes se croient intouchables, ils ont tendance à réprimer la dissidence ;
- La rationalisation : un groupe est plus soudé lorsqu’il justifie collectivement ses actions ;
- La croyance en la supériorité morale et intellectuelle du groupe : lorsqu’un groupe pense qu’il est plus moral ou d’une intelligence supérieure, il a tendance à ignorer sa propre immoralité ou ses faiblesses ;
- La transformation de l’opposant en stéréotype : lorsqu’un opposant est considéré avec partialité ou avec des préjugés, les affirmations qui contredisent les convictions du groupe sont ignorées ;
- La pression de la conformité : une forte pression est exercée sur les individus pour qu’ils s’alignent sur la volonté du groupe et pour qu’ils ne soient pas en désaccord avec lui, sinon ils sont ostracisés, c’est-à-dire écartés des débats, voire sanctionnés ou expulsés ;
- L’autocensure : les membres du groupe préfèrent garder leurs opinions divergentes pour eux, plutôt que de déserter le navire ;
- L’illusion de l’unanimité : les dissensions internes sont cachées au groupe. Ainsi, elles semblent inexistantes ;
- Les gardiens de la pensée : certains membres du groupe s’engagent activement à protéger le groupe de toute dissidence ou information contraire.
Conséquence ?
Les collectifs ont tendance à ignorer certaines alternatives, ont du mal à remettre en cause un choix, ne font que peu de recherche d’information (ou de manière sélective), manquent d’objectivité dans l’analyse de cette information, n’arrivent pas à aboutir rapidement à un plan d’action…
Au final, il est tout à fait possible de se retrouver dans une situation où le groupe se met d’accord sur une décision que chaque membre, individuellement, considère comme mauvaise.

Est-ce que tous les groupes sont touchés ? Oui. Cette pensée de groupe existe dans tous les collectifs, quoi que nous fassions, au même titre que nous sommes toutes et tous victimes de biais cognitifs individuels. Il y a certainement une raison évolutive à ça, peut-être qu’à la préhistoire le groupe qui avait le plus de cohésion grâce à une pression collective forte par exemple était le plus susceptible de survivre. Mais nous ne sommes plus à la préhistoire, les enjeux auxquels nous faisons face sont plus à l’échelle de petits groupes d’individus, et dans une pensée plus large et complexe ces biais sont un frein important.
Mais alors, l’intelligence collective est-elle possible ?
Oui, à condition de lutter contre la pensée de groupe et fournissant au collectif les outils pour la combattre.
Prendre conscience des biais cognitifs individuels ne nous en débarrasse pas, mais nous permet d’en limiter les effets. De même, prendre conscience des biais liés à la pensée de groupe ne les fait pas disparaître, mais nous amène à nous outiller pour les diminuer.
Bonne nouvelle, avec quelques techniques simples d’animation, c’est tout à fait possible !
Quand une facilitatrice ou un facilitateur vous parle de technique et outils d’animation, il y a TOUJOURS cet objectif en toile de fond. Par exemple, un brainstorming va avoir comme objectif la production de nouvelles idées ET, sous-entendu, la limitation des biais liés à la pensée de groupe pour produire ces idées. Sinon pourquoi ne pas simplement laisser libre court à la discussion ?
Quelques exemples
Poser le cadre

Commencer une session de travail en posant un cadre pour les échanges est une pratique très simple et utile pour limiter notamment l’autocensure et la pression de la hiérarchie entre les individus (qu’elle soit officielle ou officieuse).
Exemple d’éléments de cadre :
- Nous commençons et terminons à l’heure
- Nous sommes présents ici et maintenant (pas de téléphone, pas de PC)
- Écouter avec attention
- Parler avec intention
- Parler en son nom, utiliser « je » plutôt que « tu »
- L’opinion de chacune et chacun compte
- Rendre notre pensée visible
- Suspendre notre jugement
- Une conversation à la fois
- Confidentialité des échanges
- …
Il convient bien sûr de les adapter à chaque collectif, à chaque moment d’échange. La personne en charge de la facilitation de la réunion a comme responsabilité de préparer ce cadre de manière à le garder simple, synthétique (4 ou 5 items) et le plus utile possible pour ce collectif et cette réunion en particulier.
Comment ça se passe en pratique ?
Concrètement, lorsque je commence une animation, je rappelle le contexte, les objectifs de ce moment collectif, et juste après je présente ce type de cadre. Je prends le temps d’expliquer chaque point (en illustrant avec des exemples si je pense que c’est nécessaire).
Je demande ensuite au collectif s’ il y a des modifications ou ajouts à faire à ce cadre. Je ne me rappelle pas avoir déjà eu des demandes de modification mais il arrive régulièrement qu’il y ait une demande d’ajout (et c’est très bon signe pour l’implication et la liberté de parole au sein du collectif !).
Une fois ce cadre posé (si nous sommes en physique je le laisse visible sur un paperboard dédié), j’explique qu’en tant que facilitatrice j’aurai une attention particulière à ce qu’il soit respecté et me permettrai d’intervenir si ce n’est pas le cas, mais que au-delà de ce rôle particulier de facilitatrice nous sommes toutes et tous ici présents garants de ce cadre, individuellement et collectivement.
Si je sens que ce cadre peut être difficile à tenir (tensions, relation hiérarchique forte, jeux de pouvoir…) je propose parfois un geste ou un mot simple d’utilisation pour signaler au collectif de revenir dans le cadre en cas de dérapage. Toute personne du collectif est autorisée à l’utiliser à condition que ce soit dans la seule intention de revenir au cadre sur la forme des échanges (et pas un moyen de couper un débat pour ramener la parole à soi par exemple).
Les Temps de Réflexion Individuelle Préalables
Que ce soit dans un brainstorming ou autre technique d’animation, il est important de passer par des phases de réflexion individuelle quand on pose une question à un collectif. Dans le jargon des facilitateurs, on appelle ça un TRIP : Temps de Réflexion Individuel Préalable
En bref, quand un facilitateur vous demande d’écrire des post-its, ce n’est pas juste pour décorer les murs 🙂 L’objectif est de permettre à chacun de prendre le temps de formuler sa pensée en limitant l’influence du groupe, et de l’écrire pour essayer de s’y tenir.
Dans un moment d’échange collectif, nous nous concentrons sur les autres, ce qu’ils disent, la manière dont ils les disent, leur attitude… toutes ces informations inondent notre cerveau, et c’est tout à fait normal.
Un TRIP est une pause dans ce flot continu d’informations, un moment de recentrage sur soi, le plus souvent en silence. Qu’est-ce que je pense vraiment ?

Petite parenthèse : nous avons perdu un peu de ces bénéfices avec les outils d’animation en ligne qui font apparaître les post-its au fur et à mesure, il est alors difficile de ne pas se laisser même inconsciemment influencer par ce que mettent les autres… S’il me paraît particulièrement important de limiter cette influence, je demanderai alors un « TRIP » sans écrire de post-its dans un premier temps avant une phase de partage ou là on peut utiliser le visuel avec les post-its.
Il ne faut bien sûr pas en abuser, mais quand on cherche à avoir l’avis ou les idées du collectif sur une question, passer par une alternance de phases de réflexions individuelles et de phases de partage permet de limiter les biais de la pensée de groupe.
Comment ça se passe en pratique ?
Concrètement, c’est simple comme bonjour 🙂
Je donne l’ensemble des consignes d’une traite, cela évite les partages qui partent trop vite. Par exemple : « Je vais maintenant vous demander votre ressenti par rapport à cette proposition. Je vous laisserai 2 minutes de réflexion individuelle, il y aura donc deux minutes de silence pendant lesquelles je vous demande de noter pour vous-même vos idées sans les partager. Ensuite nous passerons par une phase de partage où vous pourrez ajouter vos post-its au board. »
(Il y a bien sûr d’autres consignes pour la phase de partage, mais ça ne sert à rien de noyer les participants en anticipant trop.)
Je demande ensuite s’ il y a des questions sur les consignes, j’y réponds si besoin.
Et je lance un timer. En général pour une simple question d’idéation comme dans l’exemple ci-dessus, je laisse 2 minutes.
Les 6 chapeaux de De Bono

Cette approche est particulièrement efficace, tout terrain… Mais elle demande un peu d’explications et d’entraînement.
Je la recommande donc plutôt pour des collectifs pérennes (des équipes par exemple plus que des groupes de travail qui ne vont se réunir 1 ou 2 fois) afin de rentabiliser la petite montée en compétence nécessaire.
Mais une fois déployée au sein d’un collectif, quelle efficacité !!!
Comme il ne sert à rien de refaire ce qui est déjà parfaitement expliqué, voici les liens vers les ressources de l’Université du Nous (UdN) qui vous permettront de vous familiariser avec cette approche et d’en comprendre la puissance et les bénéfices 🙂
C’est tout ?
Bien sûr que non ! Les approches, pratiques, outils et astuces pour favoriser l’intelligence collective sont innombrables et il y a des tonnes de ressources en lignes sur le sujet. Ils constituent la boîte à outils de tout facilitateur.
Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous tendez à voir tout problème comme un clou.
Abraham Maslow (The Psychology of Science, 1966)
Chaque collectif et chaque session collective est unique. Je pense qu’il est donc important d’avoir une boîte à outils bien fournie pour pouvoir s’adapter au mieux au contexte, problème et besoin du moment.
Enfin, collectionner les outils ne suffit pas, l’expertise du facilitateur va consister à savoir lesquels choisir, à les adapter… pour faire en sorte que dans ce collectif, en ce lieu et en cet instant, l’équation 1+1>2 devienne une réalité !